La maestria avec laquelle Hildegarde a mis en œuvre ces préceptes est proprement stupéfiante. En transcrivant ses visions, elle a ouvert en quelque sorte une nouvelle voie, totalement personnelle, dont témoigne le nom évocateur du cycle lyrique dans lequel elle a réuni ses cantiques : Symphonia armonie caelestium revelationum (Symphonie de l’Harmonie des Révélations célestes), compilé dans les années 1150. La prolixité et la variété de son inspiration s’y révèlent extraordinaires, et ce même si Hildegarde, largement autodidacte en matière musicale, a relativement peu composé et ne l’a d’ailleurs fait que pendant une certaine période, que l’on situe généralement entre 1140 et 1160.
On trouve dans ce recueil de Symphoniae un total de 77 compositions vocales (antiennes, séquences, répons, hymnes…). La plupart de ces œuvres sont destinées à l’office, qui, par sa structure, peut recevoir des innovations quant à son contenu (mais pas sa forme !), plutôt qu’à la messe, dont les pièces sont fixées d’une manière quasi immuable par la tradition. Les XIe et XIIe siècles voient d’ailleurs fleurir nombre de compositions consacrées le plus souvent à célébrer la gloire des grandes figures du panthéon chrétien. Il s’agit surtout d’antiennes, de répons et parfois d’hymnes, qui racontent de manière poétique les principaux événements de la vie du saint et font l’éloge de ses mérites. Dans ce domaine, l’écriture d’Hildegarde fait réellement merveille. On pense notamment à l’ensemble des pièces qu’elle laisse spécifiquement pour la fête de Sainte Ursule, et qui sont particulièrement représentatives de cette sorte de touchante théologie féminine qui se développe dans son œuvre. Une spiritualité féminine qui se veut représentation d’un cosmos animé d’une force divine à la fois masculine et féminine, ces deux pôles d’énergie universels étant opposés mais égaux dans leurs forces. D’autres œuvres d’Hildegarde développent un propos plus universel, qui évoque l’homme et sa place dans la création avec une dimension poétique et intime très émouvante. L’art de l’abbesse allemande, qui excelle à s’appuyer sur des textes riches en images et en expressions frappantes (l’Apocalypse, par exemple), touche ici à l’ineffable. De ce point de vue, son Ordo Virtutum (Jeu des Vertus) est incontestablement un chef-d’œuvre. C’est en effet le plus ancien drame musical qui soit parvenu jusqu’à nos jours, une sorte d’oratorio médiéval qui montre comment l’âme, parfaite dans son innocence originelle, est déchirée entre la réalisation de sa véritable nature et la cour que lui fait le Malin (seul rôle masculin, uniquement parlé… et crié !), ce dernier la traînant dans les vices du monde matériel. L’âme triomphe bien entendu de la tentation, avec l’aide des Vertus.
D’un point de vue strictement musical, l’art d’Hildegarde se révèle d’une grande simplicité. Ses compositions sont construites sur un nombre réduit de fragments mélodiques progressivement combinés, transposés et enrichis de mélismes. Simples, élégantes, raffinées et aérées, ces mélodies se révèlent d’une concision magistrale et évoluent dans un mélange de solennité et de ravissement tout à fait original, qui ménage à la fois la densité intellectuelle du propos et son lyrisme de haute volée. Peut-être est-ce là une des raisons du retour en grâce qu’a opéré cette musique aux yeux des mélomanes ces dernières années, après une longue période d’oubli qui l’a confinée dans les seuls cercles d’initiés.
Jean Marie Marchal ( source)